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la force des choses

octobre et novembre 2022

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1

3800 kilomètres en stop à travers l’automne du japon
combien de voitures, je ne sais pas vraiment, une soixantaine
combien de nuits à l’arrache et combien d’auberges
un certain nombre de commensaux•ces
une pluie de cadeaux

en fait une bonne centaine de profs de japonais
par la force des choses
avec leurs accents, leurs parlers, leurs efforts pour que je comprenne
leurs mille façons de faire deviner un mot
sans trop lâcher le volant

des dizaines d’heures de voiture à apprendre goulûment
à parler n’importe comment en japonais つぎはぎ, patchwork, une drôle de langue bricolée grandissant à vue d’oreille
mon がいじんべん

et à prendre des notes à tout bout de champ
surtout sur mon bras — pour les avoir sous les yeux ; pour les compulser par inadvertance ; pour les dégainer très vite
puis pour les voir s’effacer peu à peu
l’image de l’oubli

2

je ne sais plus s’il s’agissait plutôt de voyager ou bien d’apprendre
c’est devenu une seule et même chose
pleine de solitude et de proximité
des vallées de silence
des rivières de parole

pas de guide de voyage, pas de plan à l’avance, pas de traduction automatique, peu d’internet et peu d’argent
je me suis arrangé pour dépendre des gens
des gens les plus généreux qui soient

j’ai vu le japon périphérique 
les creux entre les routes, des coins perdus jamais vus par des yeux étrangers
j’ai dormi dans des maisons abandonnées
j’ai chanté tout seul au bord des routes
j’ai partagé les lieues la table et l’ivresse
j’ai déchiffré tout ce que j’ai pu
j’ai même traversé au rouge

parallèlement je traversais les mille et tant pages de “don quijote”
dans l’espagnol éblouissant du siècle d’or
et c’était une lecture fraternelle
anachronique comme nous

3

quand on me demande, je dis que mon métier c’est artiste
mais c’est par facilité
j’aimerais mieux dire que je fais des choses qui ont de la valeur à mes yeux

j’ai fait cet automne une chose que je ne sais pas définir
apprendre en route — n’est-ce que vivre ?

je ne sais pas si c’est de l’art
mais je sais que ça a de la valeur
les bouches bées me l’ont dit

bien que les lignes qui précèdent parlent de mon expérience personnelle

tout ceci est dédié à celles et ceux qui, en s’arrêtant pour me prendre, en me parlant, en m’invitant, en partageant avec moi, ont créé le voyage lumineux que j’ai eu la chance de faire
par leur pure générosité
le plus beau trésor du japon

individuellement, ces personnes n’ont pas fait de l’art,
mais quelque chose de bien plus noble et de bien plus humble